Secrets you're not to know, yet sworn to keep ▬ ft. Dante

Une énième fois, ses yeux se posent sur le carton d’invitation. Le riche grain du papier sous ses doigts, la cursive élégante qui trace les lettres de son nom, la fragrance subtile qui s’en échappe, parfum exotique emprunt d’une note de danger. Avertissement. Qu’il ignore avec l’insolence de la candeur. Son regard quitte l’adresse où il est cordialement convié à se rendre, glisse lentement le long du manoir qui se tient devant lui. Ancien, mais entretenu. Imposant. Décor gothique tout droit sorti d’un conte de fée. Son imagination s’emballe déjà, alimente son esprit de toutes sortes de scénarios extravagants. Un frisson d’excitation le parcourt. L’impatience le gagne. Enthousiasme de l’enfant qui se rend à Disneyland pour la première fois.

L’enveloppe est glissée soigneusement dans la poche de son manteau, précieux sésame lui ouvrant les portes d’un autre monde qu’il n’a encore visité que dans ses rêves, prisonnier de l’extérieur, forcé de se contenter de regarder de loin, ne pouvant rien risquer de plus qu’un œil à travers l’interstice. Le Golden Ticket est à lui. La grille cède facilement sous ses mains. Grincement qui résonne dans le silence ambiant. Grisante victoire : il passe de l’autre côté. Le ciel est gris, menaçant, l’air est lourd. Jour qui décline déjà. Incitation à faire demi-tour avant qu’il ne soit trop tard. Avant qu’il ne devienne prisonnier de l’intérieur. Classique scénario de film d’horreur dont il est la victime consentante. Il presse le pas, porté par la hâte. Inconscience du danger qui rôde. Il s’arrête devant les portes massives. Heurtoir de bronze sur lequel il promène sa main. Serpent dans la gueule du lion. Il martèle la mort du reptile. Attend. Observe. Mémorise. A analyser pour plus tard.

Il s’impatiente, lève à nouveau la main. Enfin, la porte s’ouvre. Son hôte apparaît dans l’encadrement de la porte. Willy Wonka lui ouvre son royaume. Visage dissimulé dans l’ombre, posture de prince. Esaias esquisse un mouvement de la tête. Regard pétillant, sourire juvénile. Il paraît dix ans de moins. Le maître des lieux paraît sans âge. Sûrement est-ce le cas.

« M. Salvatore. Je vous remercie encore pour votre invitation. »

Il entre sans attendre la permission, n’accordant aucune attention aux portes qui, derrière lui, condamnent à nouveau l’entrée dans un bruit sourd. La gueule du loup se referme sur lui. Il s’y enfonce un peu plus, admirant ce qui l’entoure avec des yeux d’où il ne dissimule pas la fascination. Il dévore du regard, s’imprègne de chaque élément, déjà désireux d’en voir plus, de connaître chaque recoin, chaque secret. Il veut voir le cœur de la Bête, ne craint pas de se retrouver dans son estomac.

« Je dois avouer que je suis encore plus curieux de voir votre cabinet de curiosités maintenant que j’ai vu votre demeure. »

Paroles cajoleuses mais franches. Pas d’échange de banalités. Il coupe court, va droit au but, se retient à peine de tirer l’autre par le bras pour le sortir de son immobilisme. On pourrait l’accuser d’être indélicat, s’il avait seulement conscience de l’être. La curiosité l’emporte sur le reste. Son sourire s’élargit sans fin, nullement entravé par l’austérité des lieux. Bien au contraire. Il ose, brave les interdits. C’est le lieu des possibles ; les fantasmes prennent vie, s’animent. Chimères excentriques qu’il caresse du doigt. Un geste de la main. Inversement des rôles qu’il endosse par empressement.

« Je vous suis. »

Je suis à vous manque de franchir ses lèvres. Il se corrige à temps, évite de justesse la double lecture involontaire. Son intuition essaie de lui dire quelque chose. Une fois n’est pas coutume, il n’écoute pas. Trop tard pour faire marche arrière à présent.