le bal des pendus ; apolline

Que deux secondes, un chien galeux et un automobiliste distrait pour faire tanguer des vies. L’inexorable accident qui pousse un esprit de prime abord sain sur la déclivité de la folie. Les glapissements étouffés de l’animal meurtri parviennent à glaner la curiosité de la jouvencelle. Elle troque son ballon pour le sinistre tableau d’une victime esseulée jonchant le pavé rouge. Princesse grignote la distance, les guiboles s’alignant non pas sous la force de la compassion, mais suivant le commandement d’un net intérêt. Le regard effaré de la bête croit trouver en ce minois familier sa providence. Les plaintes n’ébranlent pourtant pas la sensibilité juvénile. Au lieu de quoi, un sourire empale ses traits. Elle aime bien la mélodie, la garce. En exige même davantage d'une fruste pression du doigt sur la plaie écarlate. Puis accompagne la mélopée d'un rire badin et enfantin.

Ainsi est né le Diable.

L’ignorance est le berceau idéal à la peur. Le blanc laiteux de murs capitonnés en est sa conséquence. Marquée au fer par la société avant même d’avoir atteint l’âge adulte, on interne Apolline sous prétexte d’aliénation mentale. Elle devient l’animal de cirque pour une flopée de soi-disant spécialistes. À défaut de trouver une solution à son problème, ils la bâfrent de médocs et de thérapies lesquels érodent sa patience et endorment ses maux. Au lieu de la réparer, ils fendillent derechef sa frangible coquille de lucidité. Nourrissant non seulement un ressentiment pour le système dont elle est faite prisonnière et caressant l’envie de représailles, elle feint la docilité pendant des années, guette la première faille pour s’esbigner de l’ergastule immaculé et trouve enfin moyen de prendre son envol au prix de deux vies qu’elle a impunément spoliées au passage.

Une faute. Une faille. Un sortilège perpétré ayant mal tourné. Apolline, elle arrive trop tard pour endiguer l’œuvre de la Faucheuse. Le pied dans sa demeure, des odeurs gambadent déjà jusqu’à l’investir. Elle reconnait les miasmes de la Mort venus lui embaumer les sens. Creuse aussitôt un sillon dans les ténèbres en destination de la lampe. Quand la lumière éclate, c’est pour révéler à la sorcière des cadavres dans son salon. D’abord celui d’un sujet d’expérience ayant fui son sous-sol, par miracle ou fatalité. Et le second, la carcasse en devenir de son vieux Magnus, triste amant éviscéré par le rat de laboratoire lui-même étant venu planter quenotte dans sa panse.
— Imbéciles ! s'exclame Apolline. Je m'absente cinq minutes...
Elle admoneste mari et assaillant sans juger bon d'intervenir fissa pour mettre un frein à l'appétit de la créature. Magnus, sur le fil ténu de la vie, parvient à jeter un regard affolé à sa femme, lequel est gorgé à la fois d'un amalgame de panique, de douleur et de contrition. De ces trois, seul le remords mérite un zeste d'attention.
— T'ai-je dit et redit de ne pas fouiner dans le sous-sol ? Vois. Tu bousilles tout en me désobéissant.
Un soupir ; elle se résigne à renvoyer dans le néant le macchabée. Une formule murmurée, puis la créature baigne dans la flaque carminée du sol, désertée de toute vie. Apolline abandonne son oisiveté et s'avance en direction de sa tendre moitié agonisante.
— Pauvre Magnus.
Et ses mirettes ébauchent sur leur rétine un portait de compassion. Un mensonge de plus dans l’œuvre de toute une vie. Elle surplombe le malheureux et balaie froidement les dommages subis. La plaie au ventre, quoique béante, ne signe pas son trépas. L'impitoyable sorcière ne l'entend pas de la sorte.
Face à cet immuable intérêt que le mari voit brasiller au fond de ses calots, il souhaite prendre la tangente, mais dès le mouvement entamé, la souffrance le rappelle brutalement à son sofa qu'il sent élire comme son cercueil.
— Où penses-tu donc aller, mon amour ? fait-elle, goguenarde, tandis que ses doigts incitent à la soumission d'une juste pression sur le poitrail énervé.
— Ap-appelle... ambulance. Je t'en sup-supplie.
Un rire résonne dans le salon, estocade finale à tout l'amour que Magnus a témoigné pour elle. Il comprend à ce moment qu'elle n'a aucune intention d'aider. Et cet index brûlant qu'elle pénètre dans ses entrailles corrobore son cauchemar. La douleur se multiplie suivant l'intrusion. La dextre de sa méconnaissable femme plonge en entier dans l'orifice rouge qu'aura creusé l'abomination au sol pour y triturer les viscères. Magnus, il crie à s'en déchirer le goitre. L'instant d'après, il pleure et bafouille ses prières. À la toute fin, il tombe inerte dans les bras du Diable.

Dans l’intimité de leur éden, Apolline observe au plafond son reflet. Elle se trouve outrageusement belle, de pied en cap. Ainsi exposée nue dans les draps de soie, elle peut à loisir admirer la moindre parcelle de chair qu’elle expose à son œil impitoyable. Tout est symétrique, parfaitement sculpté et pelé, au point que le derme glabre et satiné rappelle celui d’une jeune enfant. Sa rétine ne quitte pas le miroir juché, hypnotisée par l’exploit de toute une vie. Dans ces moments où sa vénusté flamboie de mille feux, elle oublie le coût de cette immortalité, les sacrifices qui ont été nécessaires à ces années sauvées, les efforts à déployer pour parvenir, chaque fois, à cet excellent résultat. Parfois, l'évanescence de son miracle lui échappe et c'est in extremis qu'elle se rappelle de prendre son élixir. D'autres fois, c'est l'angoisse permanente qui lui poigne les boyaux, comme la paranoïa de sentir son masque fondre sous la vieillesse récupérée. Et pas seulement la simple vieillesse de cinquante hivers, non. Ce sont des rides affreuses qui sabotent son image ; sa peau se burine de profonds sillons, ses joues se creusent, ses cheveux deviennent laiteux et toute son apparence fond sous le poids de son terrible fardeau. Elle s'échine à ne pas oublier une goutte de son traitement, de sorte que ce ne sont tout au plus que les premières marques du temps qui pointent dans ses pires oublis.
L'odeur l'extirpe de sa rêverie. Apolline roule dans son lit en s'étirant, les lippes empalant un rictus de contentement. Sa senestre se dépose sur le corps à ses flancs. D'abord la froideur envahit subito le membre en contact. Puis la rigidité de la chair rappelle à la fragilité et à la précaution. Et il y a cet entrejambe salopé par d'absconses sécrétions, pourtant aussi désossé qu'il l'a été depuis des mois. Magnus est étendu auprès d'elle, complètement désapé, a fortiori ravaudé de l'assaut l'ayant condamné. Il est inerte, les âtres dardés vers le ciel vitré, évidés de la moindre lueur. Elle l'observe silencieusement, la main baladeuse sur le mannequin de glace, les pulsions brasillant toujours aux reins quand le cœur bat de ses passions. Finalement, vaincue par son emploi du temps, elle se contente d’un baiser sur les lèvres du cadavre et s'oblige à se tirer hors des draps.
C'est qu'Apolline a rendez-vous avec un patient sous peu.
Magnus attendra. Lui et tous les autres.