Un bon livre est un bon ami

La librairie était un endroit qu'il aimait. Moins qu'un parc informatique ou que son appartement transformé en espèce de cimetière à serveurs qu'il réparait durant son temps libre. Mais, comme une bibliothèque, c'était un lieu où le savoir et la connaissance entouraient ceux qui y entraient. Il y avait chez Salem ce besoin insatiable d'apprendre et de connaître, qui se satisfaisait de n'importe quel support, numérique ou non. Et même en tant que petit génie de l'internet et des technologies, il aimait l'odeur d'un livre neuf ou du vieux papier, sentir sous ses doigts la couverture rigide ou abîmé d'un ouvrage ayant fait son temps, et l'impression agréable d'une lampe à la lumière pâle sur un vélin ancien. Il était amoureux de la connaissance et des livres, comme il aimait son clavier, sa souris et l'internet illimité. Cependant, une chose qu'il aimait moins, c'était devoir entrer dans la librairie mouillé. Il n'y allait pas uniquement pour les rayons ou par envie. C'était autant par acquis de conscience - étant donné qu'il avait refait le parc informatique et les bases des ordinateurs présents - que pour revoir la gentille Aurore, libraire de son état. La rouquine avait fait forte impression. Absolument nulle pour l'informatique, la première réaction de Salem en voyant le niveau technologique ridiculement bas avait été la consternation totale. Depuis, il avait installé ce qu'il fallait et formé - à peu près - Aurore aux logiciels de transferts et de vente pour la librairie. Debout dans l'entrée, il toussa, plus pour faire remarque sa présence que parce qu'il avait froid. « Aurore, j'ai ramené de quoi travailler » glissa t-il avec espièglerie, alors qu'il mentait comme un enfant : la seule chose qu'il avait ramené, c'était des bonbons.

Se servant de son écharpe pour essuyer ses cheveux dégoulinants, il retira son manteau et le posa dans un coin où l'eau n'atteindrait pas les livres, puis s'avança entre les rayonnages, son sac à dos à la main plein de fraises tagada et autres joyeusetés sucrées faisant la fortune des dentistes, ces tortionnaires du vingt-et-unième siècle. Les yeux fixés aux tranches des livres, Salem en prit un et se mâchonnant un ongle, le déposa sur une table avant de s'y asseoir, se juchant dessus avec des manières de chat. « Je suis venu voir comment tu t'en sortais avec le nouveau logiciel, depuis la mise à jour » continua t-il d'une voix grave et haute, qui ressemblait plus à un aboiement qu'à une voix humaine, quand on tendait l'oreille. Étant donné qu'il était un loup, il n'avait pas spécialement froid, et l'eau de pluie qui avait sournoisement glissé sous son t-shirt ne lui offrait qu'une fraîcheur bienvenue. Il était cependant trempé et auréolait la table d'une tâche humide, comme une grosse éponge humaine. « Et puis, aussi, j'ai noté quelques références de livres, si tu as le temps. » Il s'ébroua sans aucune déférence et renifla. Le livre dans ses mains était d'un de ses auteurs favoris et il l'observait comme on peut regarder un trésor. « Je déconnais pour le travail, hein, j'ai ramené des bonbons en fait » gloussa t-il, tout fier de ses bêtises. Un véritable gosse, qui aurait frétillé de la queue si il avait été sous forme lupine. Il se remit sur ses pieds, incapable de tenir en place plus de deux minutes, et après avoir examiné de près l'une des bêtes mécaniques qu'il avait mise en place, il sortit son propre portable rouge et noir de son sac à dos et l'installa sans trop se gêner. Selon ce qu'il avait appris, la librairie devait bientôt fermer, et il ne dérangerait sûrement pas des clients. Il espérait juste qu'il ne gênerait pas non plus la libraire. « Au fait ... Tu as ces livres sur le surnaturel que je t'avais demandé, l'autre fois ? Je voudrais te monter deux ou trois trucs dedans, très rigolos. » Hormis les images représentatives caricaturales et ridicules, il envoyait régulièrement quelques signaux à la demoiselle. Parce qu'elle sentait la magie et qu'il devinait sans peine qu'elle devait être une sorcière, il mourrait d'envie de lui révéler sa nature lupine. Néanmoins, il essayait de faire avec plus de formes et d'amusement, cette fois. Il voulait voir si, avec ce qu'il lui laissait comme indices et énigmes, elle arrivait à se frayer un chemin jusqu'à lui. Joueur et gamin, c'était tout Salem. N'ayant pas su attendre, il avait pris une poignée de bonbons et se retrouva la bouche collante et l'air concentré et très ridicule, ses doigts poisseux collants sur son clavier qu'il tapotait avec enthousiasme, d'un air absurde et grotesque.

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L'odeur qui régnait dans la librairie était celle des livres neufs et la saveur plus piquante sur la langue du parfum de la jolie rousse. C'était l'effluve étrange et changeante comme les tons chatoyants des couleurs, c'était le goût indéterminé de la magie. Salem aimait cette atmosphère et sentir la présence de la libraire lui plaisait. Il aimait le contact avec les sorciers, et il était d'ailleurs ravi que l'entente entre ces derniers et les lycans soit au beau fixe. Encore fallait-il que la sorcière sache pour lui-même. Elle devait sûrement se douter de quelque chose, à présent : elle était intelligente et vive. Salem attendait patiemment qu'elle ose poser des questions ou saute aux conclusions d'elle-même. Si elle ne désirait pas savoir, il ne voulait pas lui mettre tout sur le dos. « Je suis sûr qu'en fait, ton ordinateur ne fonctionne plus depuis des jours et que tu as tenté de garder les apparences en attendant que ton super-héros d'informaticien ne vienne te sauver » risqua t-il avec un humour malicieux. Bien entendu, il ne se prenait pas vraiment pour un super-héros, et il faisait confiance en la jeune femme pour n'avoir réellement rien cassé. De toute façon, un regard aux alentours lui suffit - aucun signe d'incendie ou de squelettes, tout allait bien !

« T'es adorable, j'aurai presque le sentiment de devoir me sentir coupable de te prendre autant de temps » continua t-il sur le même ton amusé. Il était comme ça - toujours à devoir faire son malin et à la ramener, comme un gamin. Il faut dire qu'avec Aze, il faisait les quatre cent coups, et cela n'arrangeait pas son humeur malicieuse. Pourtant, il savait être sérieux, comme le prouvait son titre de bras droit de sa meute. La main dans les cheveux, il se gratta finalement la joue et observa la démarche de la demoiselle apparue devant lui, sortie de la réserve. Il était toujours admiratif des reflets roux qui se nichaient dans ses cheveux. « Oui chef » fit-il avec un clin d'oeil, avant de lui tendre le sac rempli de bonbons. Qu'elle se serve, ce n'est pas comme si il était un peu chez elle, quand même. Il replia ses jambes pour être plus confortable et se lécha les doigts avec un grand sourire. Il avait l'air d'un enfant qui est fier d'une particularité, comme si un professeur venait de le féliciter. « Je n'ai jamais froid. Mais je ne dis pas non à un thé. » Une seconde, pensive. « Du thé amer, du coup ? Vu que les bonbons c'est sucré ? Après j'aime pas trop les trucs amers ou âcres. Je suis plus du genre à dévaliser la confiserie du coin » lâcha t-il, comme si ce n'était pas déjà assez évident. Il essuya sa bouche collante du dos de la manche de son sweat à zipper et haussa une épaule, voûté. Il avait plus l'air d'un petit chat que d'un loup, et pourtant, ses yeux se moiraient d'or quand la lumière y passait, le temps d'un centième de seconde. Un battement de coeur, un clignement de paupière, une éternité dissolue. « Alors, cette journée ? Pas trop fatigante ? » demanda t-il avec curiosité, pour faire la conversation, en tapotant d'une main distraite sur son clavier, tout en faisant autre chose avec la souris de l'ordinateur principal de la librairie. Pourquoi se concentrer sur un ordinateur quand on pouvait s'amuser sur deux en même temps ? Et le pire étant qu'il savait ce qu'il faisait. Ambidextrie, quand tu nous tiens. « Va falloir qu'on voit pour la formation aux nouvelles fonctionnalités. Mais tu as l'air plutôt partante pour une séance de bavardage que pour du boulot. Je peux comprendre, ma journée a été rude. Je me suis occupé d'un petit vieux qui n'y connaissait rien. Il essayait de faire fonctionner son imprimante avec la télécommande de sa télévision. Exactement ce que tu serais capable de faire, non ? » risqua t-il avec un coup d'oeil taquin avant de tirer puérilement la langue et de fourrer dans sa bouche une poignée de bonbons. « Quoi de neuf depuis la dernière fois ? » demanda t-il, une fois la bouchée sucrée avalée. Il renifla et se retint de secouer la tête. Il essuya encore ses cheveux mouillés avec son écharpe. « Merde désolé, je fous de l'eau partout » marmonna t-il d'un ton bougon en se levant, pour essayer d'essuyer la table où il s'était assis. Une légère odeur de chien mouillé flottait dans l'air, et il toussota, amusé.

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Les effluves âcres et forts du thé lui prirent le nez et le loup interne manqua d'éternuer. Néanmoins, l'odeur plût à Salem qui hocha la tête. Il avait rarement eu l'occasion de boire du thé, car c'était le café qui régnait chez lui. Caféine et clavier faisaient un ménage à quatre avec ses deux mains. « D'accord pour le thé. Je ne voudrai pas froisser mon hôtesse » fit-il avec un grand sourire radieux. Il prit la tasse qu'était allé chercher Aurore et se servit du liquide fumant et odorant. Brûlant, il but à petites gorgées, totalement réchauffé. Il n'avait pas eu froid, mais la sensation chaude et un peu amère était très agréable. « Envahie, à ce point ? Tant mieux pour les affaires, je suppose ! » Il ne pouvait qu'être content que des gens soient venus dans la librairie. L'endroit était doux et accueillant, et pas seulement grâce à la gentillesse d'Aurore. Il haussa les sourcils, faussement inquiet, puis eut un nouveau sourire amusé. « Je te crois, pas la peine de montrer les dents, Aurore. Je plaisantais : je suis certain que tu as fait de gros progrès. On est parti de loin, mais je suis fier de tes progrès » la félicita t-il sincèrement, pour mettre fin à l'injustice ressentie par la demoiselle.

Salem observait la demoiselle d'un air fauve. Il aimait bien la faire tourner en bourrique, c'était rigolo. Mais c'était purement amical : il ne se serait jamais permis d'être méchant ou cruel, de peur de la blesser. Il haussa une épaule et retira son sweat trempé également, frissonnant dans la douceur de l'air, en tee-shirt. Son jean gouttait à terre, et il rêvait de retirer ses chaussures pour sentir le sol contre la plante de ses pieds. « Des nouvelles ? Heuuu. » Il hésita, et quelques éclairs fulgurants passèrent sous son crâne. Un problème avec un chasseur, qu'il devait régler avec Aze. La rencontre avec Maisy aussi. Cette dernière pensée fit naître un sourire tendre sur ses lèvres, et finalement, il haussa les épaules encore une fois. « Pas grand chose, écoute. Des histoires de boulot, quelques rencontres personnelles de gens géniaux dans ton genre » fit-il avec amusement, avec un petit clin d'oeil, histoire d'amadouer la rousse. « Tu sais ce qui me passionnes, en ce moment ? La magie » lâcha t-il d'une voix rêveuse, non sans fixer la demoiselle d'un air pensif. Mais il observait avec lucidité ses réactions. Il savait qu'elle possédait le sang magique des sorcières. Il voulait voir comment elle allait réagir face à ses paroles. « Ça a l'air hyper cool tu trouves pas ? Moi j'adorerais voler. Enfin, je sais pas si ça se fait, tu vois ? Et toi tu voudrais faire quoi ? » La perche était grosse comme une poutre. Mais il ne savait pas où il mettait les pieds, il tâtonnait comme un enfant, maladroitement. « Enfin, je suppose qu'on a tous nos petits dons, et qu'il ne faut pas jalouser autrui » déclara t-il avec une douceur inattendue, un peu mystérieuse. Il souriait, d'un air animal et taquin. Ses yeux reflétaient la lumière avec plus de netteté que bien des prunelles, et elles semblaient dorées sous les néons de la librairie. « C'est pour ça que je t'ai commandé des livres sur la magie et les loup-garous, c'est cool comme sujet je trouve » fit-il en buvant son thé à gestes précautionneux, la langue rendue comme cotonneuse par la chaleur de la boisson.

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Les reflets dans les cheveux de la rousse étaient agréables à l'oeil. Les iris sombres et dorés du loup captaient leurs couleurs auburn et rouge, parfois d'un orange sombre. Salem souriait doucement, bêtement heureux d'être là avec Aurore. Même si la différence entre eux au niveau de la technologie semblait devoir les séparer, il s'était créé entre eux une douceur, une amitié qu'il chérissait beaucoup. Le loup était joyeux de s'être fait tant de connaissances dans cette ville. Il ne regrettait rien. Surtout depuis qu'il avait trouvé sa meute. Il eut un petit sourire amusé et haussa les épaules, l'air presque fataliste. « J'en rencontre plein, tu sais. Mais ... peut-être bien que le destin a mis en route quelque chose de plus grand que moi. » La façon dont il avait dit cela était peut-être mystérieuse, mais aussi douce et douloureuse. Il n'avait pas envie d'en dire plus : les conséquences de la rencontre avec Mairead étaient ... exceptionnelles. Il l'avait attaquée en étant un loup, il y avait environ un an, et il avait rêvé d'elle, comme un fantôme, comme un esprit. Elle l'avait hantée, et la retrouver, vivante, lui avait fait un bien fou. Il s'était promis de la protéger. Si Salem s'écoutait, il voudrait protéger tout le monde. Aurore aussi, il l'avait mise sous sa protection, bizarrement. Parce qu'il l'aimait bien et que si elle avait un souci, il n'hésiterait pas à l'aider.

« Et toi, avec les garçons ? Toujours pas trouvé le bon ? » demanda t-il par simple curiosité. Aurore n'était ni laide ni bête, au contraire. Il ne comprenait pas comment les gens pouvaient finir célibataires, surtout quand ils ne désiraient pas cet état de fait. Mais après tout, lui-même ne l'était-il pas ? Dans un sens, il n'avait pas forcément le temps pour un couple. Ses compagnes louves, comme Aze, comprenaient sa nature, mais elles étaient des soeurs pour lui, pas des conquêtes potentielles. Il avait fini par se faire une raison, et était heureux comme il était. Il préféra changer de sujet et passer sur un de ceux qui l'amusaient. « Bien entendu. Je ne suis pas bon qu'à parler aux ordinateurs après tout » gloussa t-il en l'observant fixement. Ses yeux s'irisaient d'or, mais c'était peut-être un effet de la lumière. Peut-être. Salem avait le défaut d'être joueur et charmeur, et les défis, les challenges, il n'y résistait pas. « Et toi, quelles sont tes particularités, jolie rousse ? » fit-il plus bas, et le timbre de sa voix était bestial, rauque et grave comme des cailloux dans un seau, la voix d'un homme, virile et animale. La voix d'un homme qui pouvait guider les siens, et qui malgré ses sourires agréables, pouvait se révéler un adversaire coriace, et offrir mort aux crocs et douleur. Il jouait, et il la sentait sur le point de craquer. C'était ce qu'il voulait - plus de faux-semblants. Après tout, ce n'était pas la première sorcière qu'il rencontrait. Ewen et Isaiah, deux de ses proches amis, frayaient avec la magie, eux aussi. En songeant à son chat noir et à son corbeau, il eut un sourire plus tendre encore. Il allait les appeler, pour qu'ils aillent boire un coup. Comme un garçon qu'on gronde, il se releva et étira ses épaules, comme si la discussion qu'ils venaient d'avoir n'avait aucune importance.

« Bien chef. Oui chef. » Et pour éviter de se prendre un regard noir ou une réplique, il éclata de rire et se faufila à l'étage des livres magiques. En attendant qu'Aurore ne ferme, il prit deux ou trois livres et les feuilleta. Il se souvint de cours de latin mais les traductions des livres en originaux était fastidieuse. Il s'ébroua encore une fois en faisant attention à ne pas mouiller les bouquins et s'installa sur un rebord de fenêtre, fenêtre ouverte, une jambe dans le vide. La lune s'était levée pour la soirée, et sentir la caresse de son quart d'astre, c'était comme une main douce et maternelle. Dans la lumière jaune de la boutique, celle plus pâle et naturelle se dissolvait en un spectacle curieux et superbe. « Vous avez pas mal de livres sur la magie, quand même » fit-il à voix haute, comme pour sous-entendre quelque chose. Il souriait toujours autant, et se retourna vers Aurore quand elle arriva du bas. Il était debout, un peu courbé et souriait, de toutes ses dents, la fenêtre ouverte sur le ciel. « Nous voilà seuls. » C'était juste une constatation. « Alors, ces livres ? » fit-il doucement, en s'approchant d'elle, sans animosité aucune.

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