(HEDVIG&SALEM) ϟ Geronimo

« Ouais, ouais, ça marche  déclare t-il insolemment d'une voix profonde et grave comme si son torse musclé n'était autre qu'une caverne où son timbre résonnait, non pas cristallin mais rauque. Il raccrocha le téléphone à l'allure de science-fiction et passa une main délicate dans ses cheveux en bataille, puis fit les cent pas.

Le Usher Hall n'était pas exactement le genre d'endroit habituel à ses sorties. Mais dehors la nuit était tombée. Dans les salles plus loin, il y avait des spectateurs qui observaient avec attention un ballet. C'était un autre monde, une autre sphère qui semblait bien loin au hacker. Il passa les doigts dans sa poche - sur un clé USB contenant des données qu'il devait donner à son client, présent devant la scène où dansaient les corps féminins et souples. Salem alla s'adosser à une colonne et se laissa doucement tomber au sol, comme un gosse. Il eut un sourire qui dévoila ses dents, dans une grimace purement lupine. Dans quelques minutes, la foule se disperserait, envahirait son flair d'odeurs humaines et musquées. Il déposerait avec soin la clé sur la table, près de la colonne de l'entrée, et il récupérerait un sac glissé dans les toilettes. Un sac à dos rouge lui avait-on dit. Qui contiendrait de quoi le faire vivre trois mois. Les données qu'il avait hackées étaient particulièrement sensibles.

Comme si le monde avait craché sa bile, des silhouettes jaillirent comme du sang d'une artère sectionnée. Il se redressa d'un bond, vif et alerte. Et son plan se déroula avec succès, comme à chaque fois. Salem était assez minutieux et méfiant pour cela. La clé usb qui tranche sur le blanc de la nappe. Le sac rouge, un peu lourd, qui se voit porté par une épaule nonchalante. Et il aurait fendu la foule, sans se retourner, si ce n'était une odeur étrange. Familière. Elle rôdait comme un écho de quelque chose. Et il se souvint, avec cette espèce de douleur mêlée de plaisir, comme à chaque fois que la bête jaillissait. Elle était blanche, et seule. Il l'avait invitée à jouer, lui semblait-il. Ils avaient galopé, chassé. Il avait tenté de l'apaiser, de son comportement de loup, joueur mais protecteur. Pourtant, elle n'en avait pas besoin - femelle pleine d'assurance, elle était l'incarnation même de la férocité, d'une beauté sauvage, comme jamais il n'en avait vu, encore.

Immobile, il secoua la tête quand quelqu'un le percuta. Il essaya de se sortir de la tête ce souvenir vivace, et leva les yeux vers la cohérence de la foule. Ils entouraient une sortie, sûrement celle des artistes. Déjà, un brouhaha vacillait dans ses oreilles comme une cloche. Il fronça le nez, observa autour de lui, puis monta quatre à quatre un escalier afin d'atteindre un balcon. Puis, de-là, il s'assit sur la rambarde, le regard rivé à quelques mètres en-dessous de lui, devant lui, en profondeur. Et ce qu'il vit, ce qu'il sentit surtout, avait de quoi faire tonner le palpitant dans sa poitrine. Il sentait que c'était elle, comme on reconnaissait un vieil ami qui a changé et qu'on a plus vu depuis longtemps.

Elle devait faire partie de la troupe des danseuses. La foule l'applaudissait dès qu'elle prononçait quelques mots. Salem était médusé, admiratif devant sa forme humaine, naturelle et polie, jusque sur ses traits de poupée. Il se pencha encore un peu, un léger sourire aux lèvres, se demandant si elle l'avait remarqué et senti, elle aussi. Sûrement pas. Sûrement ne se souvenait-elle absolument pas de tout cela. Pourtant, son attitude et sa façon d'être, sa fourrure pâle et neigeuse avaient fait forte impression sur le lycan.

« Je ne pensai pas vous revoir, ô Esprit de la lune. Un simple murmure, mais il savait que, malgré la distance, malgré les voix dans ses oreilles féminines, peut-être l'entendrait-elle. Peut-être choisirait-elle de l'entendre, ou non. Salem décida d'attendre un peu, de voir ce qu'il adviendrait. Personne ne l'attendait, et il avait tout le temps du monde devant lui. Surtout, il avait assez d'argent sale pour se créer des vies qui n'étaient pas les siennes. Il pouvait être qui il voulait. Mais au regard de cette beauté illusoire, sous les prunelles de la blanche louve, il ne désirait être qu'une seule personne, lui-même. Parce qu'ils avaient échangé le goût du sang, qu'ils avaient partagés les courses folles sous la lune, qu'il avait senti ses effluves comme elle avait senti les siennes. Par jeu, par amusement, il dévala le rebord sur lequel il était assis, et en marchant, comme pour attirer son attention, pour lui faire lever les yeux, il continua de murmurer, de sa voix grave et mélodieuse. « Merveilleuse surprise. Une louve qui danse ? Ou peut-être est-elle pianiste, violoniste ? Fabuleux. Ces gens sont là pour vous. Aimeriez-vous que je sois là pour vous voir, moi aussi ? Salem était un sacré joueur, qui vivait pour les risques. Il aimait perdre pied, sans savoir si il allait pouvoir se redresser. Il s'accouda enfin au rebord, et offrit son visage et son regard aux lumières du hall. Un sourire amusé flottait sur ses lèvres, sur son visage pâle aux yeux cernés et aux prunelles nocturnes mouchetées d'or grâce au lampes des colonnades.

©Pando