(1814) « Tu es ridicule, Ezra, une vraie fillette.» Son rire me glace le sang et, incapable de dissimuler ma tristesse, je tente d’éviter son regard moqueur. Dire que ce monstre a un jour été mon ami. Ou du moins, il a prétendu l’être pour mieux me trahir dès qu’il en a eu l’occasion.
« Quoi ? Tu ne vas pas pleurer quand même ? » Humilié, je secoue vivement la tête, relevant le menton comme père me l’a enseigné. Je lui fais honte, je le sais. Il aurait voulu un fils, doué pour le maniement des armes, la chasse ou encore la politique. Alors que je ne suis doué que pour la poésie, la littérature, l’art et l’histoire.
« Prends ce fusil et tire ! » Ma main tremble alors que mes doigts se referment autour de l’arme de mon père. «
Si tu te dégonfles, je dirais à tout le monde que tu m’as embrassé… » Figé par sa menace, comme foudroyé par un éclair, je retiens mon souffle. Je suis effrayé à l’idée de devenir un paria, la honte de mon père.
« Tu me dégoûtes… » Malgré moi, une larme s’échappe, perlant au coin de ma paupière, alors que j’appuie sur la gâchette d’une main mal assurée. La détonation déchire l’air, mortifiant mon âme, tandis que le sang s’écoule de la blessure. Sous mes yeux, un cerf magnifique s’élance, mortellement blessé au flan. Je l’ai condamné à une lente agonie. Je n’y vois plus rien, les larmes ont envahi mon champ de vision. Je pleure en silence, rongé par la culpabilité.
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(1819) « Je ne veux pas mourir. » Il me sourit et j’en oublierais presque la douleur et la fièvre. Il a toujours cet effet là sur moi, cette emprise apaisante que je ne saurais expliquer.
« Tu ne vas pas mourir, Ezra. » J’aimerais le croire, mais je sais que c’est un mensonge, murmuré à mon âme agonisante afin d’épargner la douleur de ces derniers instants.
« Je suis comme ma mère… » Je regrette instantanément d’avoir parlé d’elle ainsi, comme si elle était qu’une malédiction, m’entraînant irrémédiablement vers la mort.
« Elle était faible, comme moi. Et la maladie l’a emporté. Elle m’a dit de ne pas avoir peur mais… » Je détourne les yeux, je ne veux pas qu’il voit ma détresse et qu’il me trouve pathétique.
« Je suis terrifié depuis ce jour. Parce qu’elle n’est plus là. Parce que je lui avais promis de me battre et que je n’y arrive pas… » Une douleur irradie ma cage thoracique alors que je tousse à m’en arracher les poumons. Lorsque je me calme enfin, il glisse sa main froide sur ma joue enfiévrée.
« Je ne te laisserai pas mourir… Tu n’as pas à avoir peur, crois-moi. Je sais comment te sauver et préserver cette belle jeunesse qui te rend si spécial à mes yeux. » Je rougis malgré moi sous le miel de ses paroles. Il a toujours su me charmer, m’attirer dans ses bras sans que je n’oppose la moindre résistance. C’est stupide, je sais, mais avant lui, je n’avais jamais connu les affres de l’amour. Si seulement j’avais su quel monstre se cachait sous sa cruelle beauté, peut-être n’aurais-je pas bu le poison de ses lèvres. Ou peut-être étais-je prêt à tout pour échapper à ma souffrance et à ma solitude.
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(1819) Je suis mort. Ou du moins, j’aimerais l’être. Tout plutôt que cette souffrance qui me déchire les entrailles. Pourquoi ai-je accepté ? J’avais confiance en lui… Naïvement, j’ai cru que cet amour pourrait me sauver.
« Tu vas être magnifique… Ma plus belle création… » Son sourire est déformé par les larmes qui ont depuis longtemps noyé mon regard.
« Pourquoi… Tu m’as fait… ça ? » Cela fait des heures que je suis là, allongé dans le sous-sol de sa demeure. Une éternité angoissante, une torture qui me laisse un goût amer.
« Pour te rendre plus fort. Pour que tu sois à jamais lié à moi… Tu auras besoin de moi à présent. » Ses mains effleurent mon corps comme elles l’ont si souvent fait autrefois. Pourtant, cette fois la vérité me submerge… Il me possède. Non pas comme l’amant tendre et attentionné qu’il disait être, mais comme si je dépendais entièrement de lui, devenant sa chose. Il m’a d’abord vidé de mon sang et si, à ce moment-là, le soulagement de mourir enfin, laissant la souffrance de la maladie derrière moi, avait pris le dessus, à présent, la brûlure de son sang en moi - modifiant chaque fibre de mon être - surpasse de loin toutes les douleurs, toutes les cruautés subies durant ma courte existence… Il me met au supplice et je lui crie de tout arrêter, je l’implore de m’épargner… Oui, je voudrais être mort. Pour que tout se termine enfin et trouver la paix.
« C’est ta délivrance qui te tend les bras, qui dévore tes entrailles… renaître est la plus douloureuse des expériences. Bats-toi, une dernière fois, ou meurs sans avoir jamais vécu. » Ce sourire que j’ai tant aimé, à cet instant, je voudrais ne jamais l’avoir connu.
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(1925) Je suis différent. Ni vivant, ni mort. Plus fort que je ne l’ai jamais été. Mon insuffisance respiratoire est toujours là et il arrive encore que je suffoque comme cela m’arrivait autrefois, mais plus aucune pneumonie, ni aucune autre maladie ne peut me tuer. Je peux enfin profiter de la vie et de ses plaisirs, mais seulement une fois la nuit tombée. Je fais partie des ténèbres à présent. J’ai dit adieu au soleil un siècle plus tôt et depuis j’étanche ma soif en me délectant du sang humain. Il m’a fallu cinquante ans pour me faire à ma nouvelle condition. Mais il était là pour m’aider, me guider. Je respecte ses règles et en échange, il me protège de tout ce qui pourrait me nuire.
« Je n’ai pas trouvé Ethan… Il devait me rejoindre au Clover comme d’habitude, mais il n’était pas là. » Il ne m’accorde même pas un regard, comme si mes paroles n’étaient qu’un babillage dérangeant ses pensées. Tout a changé depuis qu’il a fait de moi son infant. Il a changé.
« Je dois me nourrir, j’ai attendu trop longtemps et… » Mon souffle se coupe net. Etendu sur le tapis du salon, le corps d’Ethan gît, sans vie. Son regard vidé de toute lueur est braqué sur moi. Je frémis alors que mon estomac se contracte violemment. Inconsciemment, je me rattrape au dossier du fauteuil le plus proche, afin de ne pas vaciller.
« Pourquoi… ? » Ma voix s'étrangle et les larmes échappent à mon contrôle... le sang ruisselle sur mon visage, le souillant de ma tristesse.
« Il allait finir par nous dénoncer, et tu sais que c’est dangereux. Les humains ne sont pas fiables, crois-moi. » Aucune émotion ne semble transparaître et je ne sais pas pourquoi je m’en étonne encore. Pourquoi je m’accroche à mes sentiments passés. Il n’a jamais été celui qui m’a charmé dans mes jeunes années. Ce n’était qu’une illusion destinée à m’attirer sous son emprise. Pourtant, j’ai été si heureux à ses côtés les premières décennies de notre union. Avant de découvrir son vrai visage, la cruauté derrière le masque.
« Tu ne peux pas tuer mes amis, mes calices ! » Son regard se lève finalement vers moi comme s’il daignait enfin m’accorder son intérêt. Il ne montre rien mais je peux sentir sa colère. J’ai appris à la déceler dans le moindre de ses mouvements.
« Je peux faire ce qui me passe par la tête, Ezra. Et ne t’avises pas de critiquer mes décisions… Tu n’en as ni le droit, ni le pouvoir. » Avant que je ne puisse réagir, il se retrouve devant moi, son regard sombre planté dans le mien.
« Tu m’appartiens et si je le voulais, je pourrais te tuer toi aussi, ne l’oublie jamais. » Avec provocation, il vient lécher le sang qui a coulé sur mes lèvres.
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(2015) « un autre verre s’il te plait, jeune homme ! » Je souris, attrapant la bouteille avec dextérité avant de la faire voltiger dans les airs. Je ne la laisse jamais tomber, je la récupère au vol avant de remplir le verre du client au rythme cadencé de la musique qui emplie le club.
« merci mon beau ! » Il semble hésiter un instant, mais je ne m'en étonne pas. Il fait partie de ces habitués qui me donnent envie de venir travailler ici chaque nuit. Son sourire taquin, ses attentions font partie de mes distractions quotidiennes.
« Tu as fait tomber quelque chose… » Avant que je n’ai pu l’en empêcher, il s’empare de mon petit carnet et je vire à l'écarlate.
« Non, ce n’est rien, rends-le moi ! » Mon regard inquiet a dû l’alerter parce qu’il se met à m’observer longuement.
« Alors là, ça m’intrigue… » Joueur, il tourne immédiatement les pages, découvrant mes écrits si intimes… Gêné, comme mis à nu, je me détourne pour ne pas voir sa réaction.
« Mais c’est que t’es doué en plus ! Tu ne devrais pas cacher tes poèmes, et encore moins en avoir honte… » Surpris, je le dévisage, sans rien dire alors qu’il repose mon carnet sur le comptoir.
« Mais dis-moi, qui est cet homme si ténébreux et si dangereux dont tu parles dans le premier poème ? » Mes doigts se crispent sur la bouteille, je ne m’attendais pas à ce qu’il me pose une telle question et à vrai dire, je n’ai absolument pas envie de parler de lui… Déjà un siècle que je fuis mon créateur dans l’espoir d’échapper à sa colère et de pouvoir enfin profiter de la vie loin de son emprise. Mais je sais que s’il me retrouve, il sera prêt à me détruire… Cette cavale me laisse dans une insécurité permanente, comme s’il pouvait apparaître à n’importe quel moment et mettre fin à cette vie que je me suis construite sans lui. Pourtant, paradoxalement, son absence me plonge dans une angoisse que je ne saurais expliquer…
« Personne. Simplement un ancien amant que j’aimerais oublier. » Si seulement les choses étaient aussi simples.