Après avoir été le théâtre de tueries hideuses, les sous-bois retrouvent de leur quiétude mystique. Quelques minutes auparavant, le brame du cerf, démentifié par la peur et la fragrance du sang versé, n'en finissait pas d'assourdir chaque arpent de forêt. Tous ses bousculaient dans une course effrénée à la survie, battant et rebattant les sentes veineuses de la flore. Quelques minutes auparavant s'élevait un embrouillamini de glapissements, de râles, de cris de ralliements, de pépiements affolés en soprano de cette symphonie des carnages. Du coté des basses, infimes sonorités qui savent l'art de donner le frisson, le bruit d'une chair perforée, de trois côtes rompues, du sang qui afflue aux berges d'une plaie béante. Si les meutes déferlent sur les bois en légions dévastatrices, il est des prédateurs isolés qui frappent comme des fantômes. Dont rien ni personne ne peut appréhender l'assaut. Ils semblent jaillir des ombres bleues de la nuit avec la grâce de créatures marines, pour y replonger sans une éclaboussure, anonymes.
La silence est retombé. Dans une clairière baignée de lune, un grand loup à la robe parsemée de gris et de fauve observe l'agonie du roi de la forêt. C'était lui qu'il voulait. Toute cette panique semée par les rivières et les vallons, toute cette psychose injectée dans l'aorte même de la nuit, toute cette terre battue et ces frondaisons fauchées, c'était pour lui. Pour le distraire. C'était pour contempler le grand cervidé à terre. Grièvement mutilé au flanc, dont l'humus boit goulûment les effusions, il semble mettre le loup au défi d'approcher. Ses sabots grattent piteusement la terre, comme s'il croyait en un nouvel élan. De ses puissants andouillers, il ne cesse de sabrer l'air autour de lui, s'imaginant estropier le prédateur à proximité dans une dernière volonté. Mais la fin est proche. Son haleine, brûlante et poussive, trahit un trépas imminent.
Le loup garou ne bouge pas d'un iota. Il laisse sa proie s'épuiser. Dans ses yeux mordorés, la silhouette élégante et frénétique du cerf se contorsionne dans une chorégraphie teintée de peur, de faroucherie et de mort. Ses dernières ardeurs guerrières faiblissent un peu plus à chaque mouvement, à chaque souffle. L'odeur du sang chaud et de la chair encore palpitante de vie enivre les sens de la Bête, montent à son palais, dégouttent le long de ses crocs écumant de rage. Non loin de lui, une ombre se meut et fait bruire les bosquets plus légèrement qu'une brise. Son lourd poitrail reste immobile, mais ses deux pupilles roulent à la rencontre de son ombre. Une louve. Sa compagne de chasse depuis quelques nocturnes. Ils ont partagé plusieurs bains de sang, font alliance le temps d'une traque, puis d'un festin, avant de repartir peu avant l'aube chacun de leurs cotés. Il n'a nul besoin de savoir qui elle est, d'où elle vient, si une meute la revendique comme l'une des siens. La seule chose qui lui importe, au grand loup gris, c'est l'instant où leurs regards se croisent comme deux lames d'acier, dans la forêt ensorcelée du soir. C'est l'instant où ils s'élancent contre le vent, sur la trace d'un bestiau qui leur offrira une grande partie de chasse. C'est leur façon de devenir l'un l'ombre maraudeuse de l'autre, les deux flux d'une même force, durant le laps d'une nuit sanguine.
Un râle guttural remonte la trachée du cervidé, à fendre l'âme. Le dernier. La forêt semble retenir son souffle alors que la vie abandonne ce corps fait de muscles secs et d'os longilignes, taillé pour la course et la parade. Le roi de la forêt s'écroule au milieu de la clairière, sur un linceul d'herbes et des feuilles poisseuses de sang tiède. Le loup lance un regard de connivence à la louve, lui intimant par son immobilité et son port incliné, de plonger la première ses crocs carnassiers dans la noble chair.
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