ain't misbehavin' (marguerite & irene)

Le jazz, le sang, le sexe; l’amour, la mort, l’oubli.
Toutes les nuits s’étaient figées dans la recherche d’une application méticuleuse de ces termes et Irene avait la cruelle impression qu’elle n’était jamais complètement satisfaite. Caprice de nouveau-né, désir d’une trop grande dévoration du monde nocturne; tout convenait un instant avant de s’évanouir. Séamus à ses côtés, elle se sentait vibrer, vivante presque, lorsqu’elle parvenait à l’essoufflement de sa victime. Ce  cœur qui faisait ses adieux au monde et Irene qui était là pour recueillir ses derniers murmures… Sa jouissance était brève, mais complète. A celui qui, hier encore, se targuait de pouvoir "mettre n’importe quelle fille dans son lit" pour qu’ensuite elle "en redemande"; ton sourire d’idiot et ta main baladeuse pourrissent tranquillement dans la rivière de Chicago. Les filles que tu poussais contre les murs te passeront le bonjour quand elles auront fini de boire.

La ville était sale à cette époque; tachée d’alcool et d’hémoglobine, elle inspirait la peur et le dégoût pour ceux qui l’observaient attentivement. Mais la nuit, tout chez elle se parait d’un masque sans défaut; uniforme dans son obscurité, Irene la trouvait magnifique. Il y avait ces Européens qui, comme elle, venaient noyer leurs souvenirs de boue dans l’ivresse de la musique chantée par des voix de la Nouvelle-Orléans, de New-York, toutes aussi chaudes et entraînantes. Jamais la fatigue n’emportait les immortels; ils dansaient jusqu’à l’appel de la faim et entraînaient deux ou trois partenaires avec eux. Parfois, lorsqu’ils se laissaient aller à l’extase des cuivres et de la contrebasse pour oublier leur voracité, ils sortaient de l’un de ces endroits clandestins et attrapaient un simple malfrat, petite main de tous ces gangs qui pullulaient à l’époque, en 1928.

Au fil des pas qui la menaient vers "The Red Note", Irene savait que ce soir, elle ne chercherait pas à combler un vide nocturne. Ses discrets mouvements déplaçaient à peine l’air autour d’elle; elle était soudainement devenue cette ombre qui s’inscrivait dans le décor de la ville. Plantée à quelques mètres du club, elle aperçut Séamus qui, mine de rien, la rejoignit. Elle passa son bras sous le sien et sentit l’odeur du sang sur sa veste. Imperceptible pour quiconque passait à côté d’eux, ce parfum lui emplit les narines sans qu’elle puisse s’en détacher avant d’arriver face au club.

"The Red Note" était accessible par une petite porte au fond d’une allée et il fallait y être habitué pour qu’elle s’ouvre sous vos pas. Le jeune garçon qui gardait ce passage vers l’interdit, ne vous regardait pas lorsque vous passiez devant lui; Irene s’en était aperçue et se demandait si son mutisme traduisait une certaine absence de curiosité ou un ordre de ses supérieurs. Quoiqu'il en soit, ce n’était que débarrassé de ses affaires abandonnées à une jeune femme dans un misérable cagibi, qu’odeurs et sons vous enveloppaient sous un manteau différent. L’immortelle avait pris l’habitude de fermer ses yeux un instant pour couper son regard de la violente fumée des cigarettes, accompagnée de sa fragrance étouffante, de les rouvrir et de contempler, satisfaite, l’abandon des corps à la fièvre nocturne. Pour elle, la vie devait ici prendre la forme d’une délirante agitation entre les notes.

Or, ce soir comme tous les soirs de cette semaine, autour de vingt-deux heures trente, l’ensemble des  chaises avaient été tournées vers la scène et on avait mis les musiciens dans le coin gauche de la salle; les tables avaient occupé la piste de danse pour observer les danseuses. Elles étaient au nombre de cinq; trois récurrentes et deux autres échangeant leur place avec des filles qui avaient ce visage que l’on ne remarque que pour le confondre. Irene les avait pourtant toutes observées avec soin, mais les deux dernières, celles le plus au fond de la salle, restaient un mystère pour lequel elle ne prêtait plus la moindre attention. Non, celle qui l’avait fait venir une quatrième fois au "Red Note", c’était la petite, la blonde et blanche aux prunelles ambrées. L’immortelle ne parvenait pas à détacher ses yeux de cette indécente au regard vif qui, éclairée par les faibles ampoules jaunâtres, inspirait parfois une certaine mélancolie. Elle dégageait pourtant une énergie folle; une audace sensuelle dans chacun de ses mouvements qui trompait tout mortel posant le regard sur elle. De son fauteuil d’un pourpre délavé, Irene l’observait avec une semblable application et elle ne pouvait s’empêcher de sentir un pincement au cœur en réalisant sa faiblesse; le temps d’une danse, elle se surprenait à partager le même désir, le même plaisir éprouvé par des monstres suant sous leur fantasme inachevé.

"Je veux lui parler." avait-elle murmuré dans l’oreille de Séamus la troisième fois qu’ils vinrent au "Red Note". Lui, avait été vaguement attiré par cette créature; il l’avait remarquée, mais trop intéressé par son immédiate appétence, il se concentrait davantage sur ses proies qui gloussaient, souvent  imbibées par l’alcool. Son désintérêt était aussi le résultat d’un accord tacite entre Irene et Séamus, tous deux ayant décidé de ne jamais se partager les amants, à la grande différence de leurs victimes. Le sire était simplement venu confirmer les doutes de son infante concernant la nature véritable de la danseuse. "Ce sont des choses qui, avec le temps, se sentent." Très bien. Irene avait alors dû convaincre Séamus de la possibilité d’une rencontre et peu avant le lever du jour, elle avait réussi. Son sire, encore réticent à l’idée de laisser sa jeune infante parler à l’un de leurs semblables,  l’accompagnerait et irait lui-même demander si la danseuse pouvait rejoindre leur table. A la fin des danses auxquelles participaient la blonde, il se leva en effet et se dirigea vers le fond de la salle, près de la scène. Il discuta quelques minutes avec un homme qui jeta un bref coup d’œil vers Irene, regarda à nouveau Séamus avec scrupule, puis s’éloigna vers l’obscurité des coulisses. Séamus revint en souriant légèrement; Irene lui répondit par un regard frémissant d’allégresse, et attendit.