Nihkko Bjornson ✝ the lone ranger of forth valley

Je sais où nous sommes. Me voilà de retour dans les rues de Tromsø, là où nous avons grandi. C’est le Tromsø de la fin des années 80. Celui de notre enfance. Cela fait bien longtemps que je n'y ai pas remis les pieds. Je déambule à travers la ville sans avoir de destination précise en tête. Nous sommes au début du mois de décembre. Nous sommes quelques degrés en dessous du point de congélation; une fine neige s'est mise a tomber, d'un blanc immaculé. À chaque expiration que j'émets, un petit nuage blanc se forme. Le temps des fêtes approche, la ville est gaie. Plus d'un fredonne des airs concordants à la saison. Les enfants sont agglutinés aux vitrines des magasins de jouets, rêvassant à ce qu'ils trouveront au pied de l'arbre dans quelques semaines. Mes pas me rapprochent du quartier où nous avons grandi, toi et moi, et je les laisse faire. Au bout de la rue, il y a ce parc où nous aimions passer nos dimanches. « Tu veux jouer avec moi? » Tu es là. Mon amie d'enfance. Ma meilleure amie. Ma petite voisine, toi qui emménageas dans la maison d'en face à l'automne 1988. Tes cheveux d'or sont ramenés en deux couettes derrière tes oreilles. Tu portes un manteau rouge et tes petites joues sont rosies par le froid. Tes yeux bleus pétillent de vie. Tu as dix ans. « Helga, » dis-je sans étonnement. J'étais certain que tu te pointerais le bout du nez. Je m'assieds sur l'une des balançoires. « Tu sais bien que j'ai passé l'âge pour ça. » « Tu deviens ennuyeux en vieillissant, » me repproche-tu sur en faisant la moue. Tu prends place à ma droite sur la balançoire voisine. Rapidement, tu te mets en mouvement et tu prends de la hauteur. Pendant un temps, je te regarde faire. « Allez! Fais comme moi! » gazouille-tu de ta voix enfantine. Mais je n'en fais rien. Au bout d'un moment, le grincement cesse et ta balançoire finit par s'immobiliser. Tu pousses un long soupir, avant de constater, morose : « Tu n'es plus le garçon que j'ai connu à l'époque. » « J'ai grandi, Helga, » dis-je d'un ton fatigué. « Tu n'aimerais pas rester ici, avec moi? » demande-tu, un once d'espoir dans la voix. « Ce n'est qu'un rêve, Helga. Dans quelques heures, je devrai me réveiller et aller travailler. » Tu ne dis plus un mot. Soudain, tu dis sur un ton grave qui n'appartient plus à une voix d'enfant, mais à une voix de femme : « J'ai à te parler. »

Nous voilà à l'été 1998. Tu devais commencer tes années d'université au mois de septembre. Je travaillais déjà depuis deux ans. À seize ans, j'avais opté pour les études professionnelles au lycée, ce qui me mènerait à intégrer le marcher du travail dans le domaine du secteur primaire deux ans plus tard. Depuis quelques temps, nous nous voyions moins. J'étais souvent parti durant de longues périodes. Depuis plusieurs semaines déjà, tu avais en ta possession une lettre officielle dans laquelle on t’annonçait que ta candidature avait été retenue au sein de l’une des plus prestigieuses universités d’Amérique. Et tu t'étais enfin résolue à prendre une décision. Un soir, tu cognas à ma porte et, sur le seuil de mon appartement, les yeux bouffis, tu m'annonça que tu partais bientôt pour aller étudier à Harvard. Tu espérais que j'allais dire quelque chose, n'importe quoi, au lieu de rester silencieux. Je t'ai déçue. Je te regardai fuir, en larmes, sans avoir le courage de me lancer à ta poursuite. Le  temps qui nous restait avant ton départ, je l'employai à t'éviter. Je ne voulais pas que tu partes aussi loin, aussi longtemps. Tu allais terriblement me manquer... mais je préférai faire comme si ça n'avait aucune importance. C'était lâche.

« Pourquoi nous ramènes-tu ici, Helga? » demandé-je, douloureux. Nous sommes assis sur un banc et nous fixons la mer. Nous sommes au port de Tromsø. Des mouettes voltigent dans le ciel d'un bleu uniforme. Aucun nuage à l'horizon. Tu n'es plus une fillette désormais, mais une jeune femme. Tu n'as pas encore vingt ans, et tu ne les atteindras jamais. Je t'avais promis que je ne laisserais jamais quelqu'un te faire du mal. J'aurais dû te prévenir d'être prudente quand tu te transformais, car tu manquais d'expérience. J'aurais dû porter attention à la rumeur qu'un ours au pelage doré rôdait dans les parages. J'aurais dû deviner que des braconniers te tendraient un piège, appâtés par la jolie somme qu'ils auraient certainement pour une fourrure de couleur si rare. Je travaillais au loin quand tout cela arriva. Ce n'est qu'à mon retour, des jours plus tard, que j'appris que tu étais morte. Personne n'avait voulu me dire les détails, se contentant de dire que tu étais morte dans un accident. Une nuit, ton esprit vint me visiter. Tu étais furieuse de ce qu'on t'avait fait, et tu n'avais qu'une envie : te venger. Puisque j'avais manqué à ma promesse, tu estimais que pour m'amender, je devrais t'aider à arriver à tes fins. Rapidement, ma famille se mit à douter que ton esprit s'accrochait à moi et ils craignaient le pire. Le jour du solstice d'hiver, quand je rentrai dans la nuit avancée, ma mère sut au moment même où elle m'aperçut ce que j'avais commis. Elle savait que je m'étais fait juge et bourreau. Que j'avais le sang d'hommes sur les mains. Elle poussa un de ces hurlements. En devenant un meurtrier, j'étais allé trop loin. Au mois de janvier 1999, je quittai Tromsø. J'avais fait mon choix entre l'exorcisme et le reniement.

« J'étais tombée amoureuse de toi depuis le lycée. J'ai vraiment cru qu'au final, tu m'aimais comme je t'aimais... Mais j'ai fini par me rendre compte que tu ne me rejetais pas non par amour, mais par culpabilité. » Ton ton est las. Tu as la nuque cassée vers l'arrière et les yeux fermés, alors que les rayons du soleil caressent ta peau crèmeuse. Enfin, tu tournes la tête dans ma direction et me fixe du regard. « Quand j’ai compris que tu n’éprouverais jamais les mêmes sentiments, j’ai voulu me venger. Si ton cœur ne pouvait m’appartenir, j’allais faire en sorte qu’il n’appartienne à personne. » Soudain, tu as du mal à soutenir mon regard. « Dès que tu t’intéressais à une femme, je sortais de l'ombre pour la harceler. Je m’insinuais dans ses rêves et la persuadais que tu étais un tueur. Que j’étais morte par ta faute. J’étais si convaincante qu’elle finissait par te quitter. » Tu craches les derniers mots avec dédain, méprisante. Pendant douze ans, j'ai voyagé à travers le monde. J'ai vu toutes sortes de gens, ai fait toutes sortes de boulots, ai vécu dans toutes sortes d'endroits, pour finalement échouer à Edinburgh, où je vis en semi-hermitage depuis quatre ans. Et de place en place, je vagabondais, sans me sentir chez moi nulle part. Les paroles « fous le camp » et « ne remets jamais les pieds ici » jaillissaient de la jolie bouche de chacune d'elles, tantôt avec hargne, tantôt avec peur. Souvent, un mélange des deux. « Je sais à quel point j'ai été cruelle et aujourd'hui, je n'en peux plus de te voir souffrir. Je veux que tu sois heureux. Même si ton bonheur n’est pas avec moi. Je t’aime assez pour ça. J'ai pris ma décision, »  me dis-tu fermement. À travers tes larmes, tu me regardes d’un air résolu. « Je resterai à tes côtés jusqu’à ce que tu aies trouvé la bonne personne. Celle que tu aimeras comme j'aurais voulu que tu m'aimes. Et quand ce sera fait, je m’en irai. Promis. »

« Dis quelque chose, » me supplies-tu au bout d'un moment. « Inutile de se faire des promesses. Toi et moi savons que tôt ou tard, on finit par les briser, » dis-je froidement. « Il faut que je me réveille, à présent. »