Avec l’arrivée de décembre, la venue de l’hiver et du froid…et de la malchance apparemment. Le chauffage électrique d’Isaiah était tombé en rade et le jeune homme avait découvert ce que signifiait une chambre froide. Le minuscule appartement qui lui servait de piaule était devenu une sorte de frigidaire grandeur nature et Isaiah regrettait de ne pas pouvoir se transformer en ours polaire au lieu d’un petit corbeau tout frêle, tout frileux. Il comprenait maintenant pourquoi il n’y avait pas de corbeaux en Antarctique. Il passait ainsi la plupart de son temps au bar après son service pour se garder au chaud ou sous sa forme de corbeau coincé contre une cheminée des environs. C’était sans doute un peu pathétique, mais mieux vaut valait ça que de finir en glaçon pour cocktail.
Alors ce soir, alors qu’il disait au revoir au barman et au garde de la sécurité à l’entrée du Vénus, il avait bien en tête de ne pas rentrer de suite chez lui. Peut-être trouver une bonne âme pour lui payer des verres, l’alcool ça réchauffe, ou même s’incruster chez quelqu’un, à une fête, par exemple. Dans ce dernier cas, il aurait peut-être la possibilité de trainer toute la nuit là où se déroulait l’évènement. Quelque part avec un chauffage, partagé, électrique, à pétrole, il prenait tout ! Tout, même les couvertures polaires. Il avait fourré dans son sac à dos une bouteille de vodka et une de tequila pour négocier un laissez-passer chez la première âme qui passerait à côté de lui.
Payer en alcool, ça fonctionnait bien, surtout auprès des jeunes étudiants. On leur donnait une bouteille et ils vous laissaient venir chez vous à bras ouvert, sûrement parce que beaucoup était à moitié ivre à ce moment-là et que l’appel d’une ou deux bouteilles gratuites valaient bien de ramasser le premier inconnu qui passe. Les vieux, c’était plus délicat, il s’agissait d’être mignon et docile pour pouvoir se faire payer des verres, peut-être à manger. Ils ne buvaient rarement pas assez pour s’endormir donc il fallait développer de sérieuses aptitudes pour faire la conversation. Mais ce soir-là, Isaiah n’avait pas la motivation à faire semblant de s’intéresser à la politique ou au golf.
Une cigarette allumée, il descendit la grande avenue qui se remplissait de monde avec la fin de la soirée, ceux qui rentraient chez eux après quelques bières et ceux qui repartaient pour un tour ne faisant que commencer leur nuit d’ivresse. Il s’agissait à présent de repérer quelqu’un, pas trop ivre pour que la conversation puisse se faire, assez jeune de préférence. Il laissa échapper un filet de fumée d’entre ses lèvres avant d’apercevoir une silhouette devant soit, sa taille, blond de ce qu’il pouvait en voir et au vu de l’attitude et des vêtements, suffisamment jeune pour ne rien connaître au golf. Isaiah détestait le golf.
Isaiah accéléra le pas pour arriver à hauteur du jeune homme et le bouscula consciemment, suffisamment pour qu’il se fasse remarquer, pas trop non plus pour ne pas énerver même la plus naïve des biches. Il se retourna prestement et eut un large sourire « Pardon, je ne t’avais pas vu ! » Première confirmation, c’était bien un jeune… ouf, rien de pire que les vieux qui pensent avoir encore 20 ans. « Vraiment désolé ! Ça va, rien de cassé ? »
Soirée décevante. Je bouillonnais de l’intérieur. J’avais envie de faire exploser la planète. Il ne s’était rien passé de spécial, mais j’étais dans un de mes mauvais jours où une colère sourde dormait d’un sommeil agité en moi et où j’étais particulièrement susceptible. C’était peut-être le sermon de la messe du soir un peu trop axé sur l’extermination des sorcières. Ou l’énième brûlure héritée après une énième tentative pour contrôler mon don. Je ne m’étais pas raté, cette fois, et j’avais même dû me bander la main. La douleur était vive, exacerbée par le bandage, attisant ma rage que j’arrivais encore à intérioriser, sans me mettre à casser tout ce qui pouvait l’être dans ma baraque. Pour l’instant. Ce qui me motiva à m’éloigner des trucs fragiles que j’avais récemment achetés, ce fut de rester pendant une heure devant ma Remington après y avoir inséré une page blanche dans l’idée de poursuivre la rédaction de mon prochain roman. Mais rien ne vint. Tekka Järvi ne voulait pas quitter le fond de mon crâne pour venir s’installer sur le papier ce soir. Je finis par taper des lettres aléatoirement sur le clavier, ce qui donna : ejqofjlkuekfqjlfsdjfosdmf skfkskfusdg qsfsjdgamljglj. Pour les lecteurs écossais, cela pourrait passer pour du finnois, après tout. Avant d’envoyer valser ma machine à écrire sur le mur et de détruire, par la même occasion, mon précieux outil de travail, je décidai de prendre l’air. Enfilant ma parka fourrée, des chaussettes et bottines à lacets (parce que je traînais toujours à pieds nus chez moi), je sortis dans le grand froid de l’hiver. Cette pensée m’arracha un sourire. Je ne comprenais pas comment quelqu’un pouvait sérieusement avoir froid à Edimbourg. Par rapport à Ivalo, mon village natal, ou même à Helsinki, l’Ecosse, c’étaient les Bahamas en plein mois de juillet. Je n’eus même pas l’envie de fermer ma veste.
Mon sens de l’orientation légendaire m’avait conduit dans une rue un peu trop fréquentée à mon goût. Pour mon humeur du jour, en tout cas. Certains rentraient chez eux après avoir bu un verre, être allés au cinéma ou s’être fait un bon restaurant, d’autres, déjà passablement éméchés n’étaient pas prêts de déguerpir. J’évitais tant bien que mal les ivrognes, essayant de rejoindre un coin de rue plus calme et plus propice à la méditation. Je faillis me faire embarquer par un groupe de filles qui, d’après ce que j’avais compris de leur anglais alcoolisé, avait décrété que j’étais Justin Bieber ou je ne sais quel autre chanteur de boys band. Je n’avais pourtant pas mes lunettes noires sur le nez, car, encore heureux, il n’y avait plus un rayon de soleil à une heure aussi tardive. Je réussis à m’en débarrasser en restant stoïque et méprisant, elles finirent donc par en avoir marre de moi. J’avais finalement atteint des espaces plus avares de populace, quand un vitun mulkku (non traduit pour le bien de vos oreilles) me bouscula. Pas assez fort pour que je lui envoie directement mon poing dans la figure. Mais suffisamment pour m’énerver. Le type arbora son plus beau sourire en s’excusant, s’exclamant qu’il ne m’avait pas vu. Cela me déconcerta, vu la tête que j’avais à ce moment-là et qui devait ressembler à celle d’un tueur en série prêt à démembrer sa victime, juste après avoir juré de quatre-vingts manières différentes en finnois. Il demanda pardon à nouveau, et je fronçai les sourcils, flairant le mauvais coup, ou du moins l’hypocrisie. « Tu te fous de moi, là ? Faut pas sourire comme ça si tu veux qu’on croie que t’es désolé. » Je frottai ma veste, comme s’il avait été porteur de la peste noire, vérifiant au passage mes poches, y trouvant bien mon portefeuille, mes clés, mon portable et mon briquet. Méfiant, je plissai les yeux pour mieux l’observer. « Si t’es un pickpocket, t’es pas doué. Et t’as pas choisi la bonne personne. » Respirer calmement. Ne pas déclencher de bagarre, même si j’en crevais d’envie. Je lui laisserais au moins le bénéfice du doute.
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